16.
Un sympathisant les transporta en dehors de la ville, à bord d’une camionnette bringuebalante, avant de les confier à un autre conducteur qui les attendait dans une ferme isolée. Après une pause et une tasse de café, ils montèrent sur un tracteur et s’enfoncèrent dans les vergers jusqu’au pied d’une colline boisée. Le reste du trajet s’effectua à pied. De mamelon en crevasse, ils atteignirent une plaine miroitante que la lune éclairait comme en plein jour.
– À partir de maintenant, vous pouvez chanter à tue-tête, dit Salah l’Indochine. Ici, la nuit nous appartient. Aucun fils de pute de taghout n’oserait s’aventurer dans les parages.
Des sept hommes, seul Salah était armé d’un vieux fusil de chasse à canon scié.
Ils marchèrent encore, et encore, traversèrent des hameaux silencieux, plongés dans une obscurité tombale, les fenêtres aveugles et les portes barricadées. On devinait les paysans agrippés à leurs couvertures, ne dormant que d’un œil, le cœur sur un brasero. Le moindre craquement, le plus innocent des crissements attaquait leurs tripes comme une goutte de nitroglycérine.
Salah le savait.
Raison pour laquelle, démangé par on ne sait quel prurit morbide, il se permit de tirer en l’air à la sortie d’une bourgade.
– J’effarouche le harem, plaisanta-t-il malgré la désapprobation du groupe. C’est réconfortant de rappeler au petit peuple que papa veille au grain.
Aux premières lueurs de l’aurore, ils firent une halte dans une forêt, autour d’une source. Salah leur demanda de l’attendre et revint, au bout d’une vingtaine de minutes, avec un sac rempli de provisions.
– Nous allons bouffer jusqu’à dégueuler, leur promit-il.
Il étala, sur une roche, des boîtes de conserve, des bouteilles d’eau minérale et des biscuits.
– Ne me regardez pas comme ça. J’suis magicien. Je peux vous sortir des femmes de mon chapeau, si vous voulez.
Redevenant sérieux, il expliqua que l’endroit était un centre de transit. Les frères y stockaient des vivres à l’attention des groupes armés itinérants.
Ils mangèrent et dormirent dans le taillis.
L’après-midi, Salah les guida à travers un interminable labyrinthe de végétation. Le terrain était accidenté et hostile. Les hommes étaient exténués, les pieds en feu et les mollets ankylosés. Le vieillard refusait de les laisser se reposer. Il prenait, semblait-il, un malin plaisir à choisir les chemins les plus éprouvants pour les exaspérer.
– Ça vous change des planques douillettes, hein ? ricanait-il.
La nuit les trouva au fond d’un ravin, à ahaner et à s’accrocher aux racines des arbustes. Au haut du talus, une cabane se délabrait sous la garde rapprochée d’un eucalyptus.
Salah arma son fusil :
– Il y a de la lumière. Je vais voir de quoi il retourne. Si vous entendez tirer, déguerpissez.
Il était évident qu’il en rajoutait mais ses compagnons étaient trop fatigués pour le lui faire remarquer. Salah ferma les yeux, évoqua le nom du Seigneur et pria, en excellent comédien. Sous d’autres cieux, il aurait pu passer pour drôle, mais quelque chose, en lui, était sulfureux. Conscient de son « impunité », il donnait libre cours à ses simagrées en sachant pertinemment qu’il agaçait. Peut-être était-ce justement son but : se rendre détestable.
Il rampa dans le fourré, contourna un enclos pour prendre la cabane de revers. Un chien aboya, puis…
Au bout d’une dizaine de minutes, Nafa s’impatienta :
– Qu’est-ce qu’il fabrique ?
– J’espère qu’il s’est fait bousiller, grogna Abou Tourab. J’en ai plein le dos de ses manières.
Une vieille femme se montra sur un tertre et leur fit signe de la rejoindre.
– C’est un piège, s’inquiéta Abdoul Bacir.
– C’est encore cet abruti qui fait des siennes.
En effet, Salah l’Indochine se prélassait sur un grabat, la veste accrochée à un clou et les savates sur le bord de la fenêtre. Il s’était lavé la figure et sirotait un verre de thé d’un air affecté, le sourire ironique.
– Très amusant, grommela Abou Tourab.
Un vieillard était assis en fakir au centre de la pièce. Son crâne ovoïde scintillait sous la lumière d’une lampe à pétrole. Il avait au moins quatre-vingts ans, le faciès desséché et les mains grandes et osseuses. Il portait des guenilles et sentait la paille humide.
– J’aurais souhaité vous offrir un agneau, chevrota-t-il. Il ne me reste qu’un peu de couscous et quelques tranches de viande séchée. Mon épouse et moi sommes démunis. Nos enfants sont partis en ville gagner leur vie, et la pluie boude mes champs.
« Ce n’est pas grave, haj, l’apaisa Salah altier. Y a pas mieux qu’un bon couscous bédouin pour vous ressourcer… Dis-moi : où sont les taghout ?
– Qui ?
– Les soldats, ou les gendarmes.
Le vieillard sourit. Sa bouche édentée fendit son visage comme une horrible plaie.
– J’en ai pas vu un seul depuis l’Indépendance. Même du temps de De Gaulle, j’en voyais pas beaucoup. Ici, c’est l’antichambre de l’Au-delà. Personne ne vient ou revient. Mon épouse et moi n’avons pas de voisins. Nous vivons un peu pour nous-mêmes.
La vieille femme apporta une grande terrine débordante de couscous fumant.
Ils dînèrent, se désaltérèrent, se reposèrent…
– Bon, décida Salah, c’est l’heure de fiche le camp.
Il pria l’hôte de leur montrer le chemin menant au marabout Sid El-Bachir. En file indienne, ils gravirent un sentier de chèvre. Soudain, Salah se frappa le front.
– J’ai oublié ma sacoche dans la cabane.
Il ordonna au vieillard de conduire le groupe jusqu’au marabout et se mit à courir vers la bicoque.
Le marabout de Sid El-Bachir n’était plus qu’un tas de ruines qu’une bombe artisanale avait détruit. Le tombeau du saint était éventré et incendié. Sur le catafalque, des lettres peintes en rouge signalaient que le GIA était passé par là.
Le vieillard porta une pierre à sa bouche, la baisa religieusement et la déposa sur une touffe d’herbe.
Salah l’Indochine arriva, essoufflé. Il demanda à ses compagnons de continuer tout droit, sans lui, sous prétexte qu’il avait des recommandations importantes à communiquer à l’hôte. Lorsque Nafa et les autres disparurent au fond des bois, Salah se retourna vers l’octogénaire et lui dit :
– Merci pour le couscous, haj.
– Bah, c’est un devoir.
Salah s’empara de son couteau et lui porta un coup fulgurant dans le rein, puis un deuxième dans le ventre. Surpris, le vieillard écarquilla les yeux et tomba à genoux.
– Pourquoi, mon fils ?
– Hé, c’que tu veux, haj ? Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Joignant le geste à la parole, il le saisit par la peau du crâne, lui renversa la tête en arrière et lui trancha la gorge si profond que la lame brisa les vertèbres cervicales. Une puissante giclée de sang le gifla. Salah l’Indochine la savoura pleinement en se cabrant comme sous la décharge d’un orgasme.
Au matin, Abou Tourab remarqua le sang coagulé qui maculait la poitrine et le col du guide.
– Tu l’as tué ?
Salah écarta les bras :
– Les instructions sont strictes : ne laisser aucune trace derrière soi.
– Dans ce cas, pourquoi as-tu épargné la vieille ?
Salah roula des yeux malicieux :
– Mais je n’ai pas de sacoche.
Et il éclata de rire.
Nafa avait le sentiment que Salah l’Indochine les faisait tourner en rond. Ils avançaient depuis des heures dans la forêt luxuriante, à travers d’immenses arbres et des buissons inextricables. La lumière du jour mourait dans les feuillages, limitant la visibilité. La région était sauvage. Aucune trace de randonneurs ou de chasseurs. Rien que des troncs assiégés d’herbes sauvages et tentaculaires, des toiles épineuses suspendues dans le vide, des arbustes pleureurs masquant l’horizon. Salah l’Indochine fonçait dans la végétation, aussi leste qu’une belette, le fusil aux aguets. Il continuait d’exagérer les dangers, et il s’appliquait à brouiller les pistes, à désorienter ses compagnons qui haletaient et chaviraient à la traîne, le corps labouré de griffures.
Le lendemain, ils débouchèrent sur un campement intégriste aménagé dans les replis d’un thalweg. Il s’agissait d’un poste médical constitué de casemates camouflées sous d’épais branchages. Le maître de céans était un médecin dégingandé, chauve et myope, que secondaient quatre infirmières en treillis. Une vingtaine de guerriers, en tenue afghane, assurait la protection des lieux.
L’arrivée de Salah l’Indochine ressuscita l’endroit jusque-là enfoncé dans la léthargie. Des quolibets fusèrent, s’ensuivirent les accolades, les embrassades et les grandes tapes dans le dos. Salah connaissait tout le monde, y compris les filles visiblement contentes de le revoir.
Nafa aperçut des blessés allongés sur des lits de camp, à l’intérieur des casemates. D’autres profitaient de leur convalescence çà et là, appuyés sur des béquilles rudimentaires ou rêvassant au pied des arbres. Un gars solide, aux deux jambes amputées, lisait le Coran sur le seuil d’un abri. Nafa le salua. L’estropié ne lui répondit pas. Il leva un peu plus son livre pour se cacher derrière. Nafa chercha une connaissance parmi les hommes rassemblés au creux de la forêt, en vain. On lui offrit une gamelle de riz et on l’ignora. Il mangea en silence, puis s’isola dans un coin de clairière et enleva ses chaussures pour se rafraîchir les pieds. Ses chaussettes étaient en sang. Il retroussa son pantalon au-dessus des genoux, présenta ses jambes au soleil. Sans s’en rendre compte, il s’assoupit
À son réveil, il trouva un homme assis à côté de lui, une carabine entre les cuisses. L’individu portait une veste de parachutiste et un pantalon en toile décoloré.
Sa barbe hirsute se perdait dans les longs cheveux blancs qui tombaient dans son dos.
– Si je m’attendais à te rencontrer par ici, dit-il.
Nafa se hissa sur les coudes et dévisagea l’homme :
– On se connaît ?
– Décidément. Tu as une passoire à la place de la caboche.
Nafa fouilla dans ses souvenirs, en vain. L’homme avait un regard familier, incompatible avec son sourire, mais impossible de le situer.
– Ça vous change un homme, la guerre, pas vrai ?
Cette voix l’interpella sans lui livrer son mystère.
L’homme pécha une balle dans sa cartouchière, la soupesa, referma son poing dessus, souffla dedans et rouvrit sa main. La balle avait disparu.
– Yahia, le chauffeur des Bensoltane ! s’exclama-t-il, soulagé de retrouver enfin une vieille connaissance. Le musicien qui ferait surgir des houris de sa mandoline.
– En chair et en os.
Ils se donnèrent l’accolade en riant.
« Tu as fini par choisir, hein, l’acteur ?
– Je ne suis pas le seul, à ce que je vois. Tu opères ici ?
– Je suis de passage seulement. J’ai ramené un blessé. Et toi ?
– Je ne sais pas. J’activais à Alger-centre. Le nouvel émir a décidé de se passer de mes services. Ça se présente comment, par ici ?
Yahia ébaucha une moue :
– Ma mandoline me manque.
– Ça fait longtemps que tu as rejoint le GIA ?
– Environ deux ans. J’ai bossé à Sidi Moussa. Mon groupe s’est cassé la gueule. Je me suis replié sur Chréa.
Il creusa un trou dans le sol avec la crosse de son fusil :
– Ç’a été moche, très moche.
– C’est ce que tu voulais.
– On croit vouloir quelque chose au départ. En vérité, on prend ce qui se présente et on fait avec.
Yahia sombra subitement dans l’amertume. Pour se ressaisir, il porta la main au col de Nafa, en extirpa la balle et la roula tristement dans sa paume.
– Ça marche moins vite avec une balle. En matière de prestidigitation, y a pas mieux d’une bonne pièce d’argent… Et puis l’ennui, avec un fusil, c’est que sa musique manque d’originalité. Je donnerais n’importe quoi pour récupérer ma mandoline. C’est vrai que j’étais en rogne, autrefois. Mes frustrations faussaient mes appréciations. Si j’avais su que ça allait m’entrainer si loin, je serais volontiers resté le minable que j’étais…
Il se tut un instant, contempla sa balle et reprit :
– Je n’ai pas rejoint le maquis par conviction. Quand on a commencé à canarder les gens qui n’avaient rien à voir avec le système, j’ai mis le clignotant et je me suis rangé sur le bas-côté. C’était pas ce que j’attendais de la révolution islamique. Mais on ne m’a pas laissé le choix. Mon fils aîné militait pour le FIS. Il a été déporté à Reggane. J’ai dit que ça devait arriver, et j’ai accepté. Seulement les gendarmes ne me laissaient pas en paix. Toutes les semaines, ils débarquaient chez moi, foutaient le bordel et m’enlevaient un ou deux garçons qu’ils me retournaient tabassés. Je suis allé voir leur officier. Il m’a traité de sale intégriste et jeté au cachot. J’ai été torturé. Relâché, je n’ai pas eu le temps de panser mes blessures que les flics prenaient le relais. Ma femme est devenue diabétique. C’était infernal. Au bout de plusieurs mois de persécution, je n’en pouvais plus. J’ai pris alors mes deux garçons et j’ai hurlé : « Mort aux vaches. » Il y a des limites, kho. Plutôt crever que tolérer certains abus… Le benjamin a été tué à Sidi Moussa. Il est mort dans mes bras. Tu n’as pas d’enfants, toi.
– Non,
– Tu ne peux pas savoir ce que c’est. Si un ange était venu me consoler, je l’aurais bouffé cru. J’étais devenu fou de chagrin. La vue d’un uniforme me rendait enragé. J’en ai flambé une dizaine, à Sidi Moussa. Plus j’en égorgeais, et plus j’en voulais. Pas moyen d’atténuer ma douleur. Je n’attendais même pas la nuit pour sévir. J’attaquais en plein jour, en pleine rue, sous les feux de la rampe, kho. Je tenais à ce que tout soit clair. C’était eux ou moi. Mon deuxième garçon a été blessé. Je l’ai évacué sur le djebel. On m’a mis à la tête d’une saria[4] d’une quinzaine de chevronnés. J’ai brûlé autant d’écoles que de fermes, bousillé des ponts et des usines, dressé des faux barrages et poussé à l’exode des douars entiers… Puis, je ne sais pas pourquoi, une combattante a accusé mon fils de harcèlement sexuel. C’était faux, bien sûr. Mon fils était profondément pieux. Il ne touchait même pas aux femmes qu’on ramenait à l’issue des razzias. Lui, il avait la foi. Il combattait par conviction. L’émir n’a rien voulu entendre. Mon fiston a été exécuté le matin même où son aîné, libéré des camps d’internement, nous rejoignait. Il est des coïncidences d’une cruauté absolue dont la morale m’échappera toujours. Je ne savais plus où j’en étais. Par mesure préventive, on m’a désarmé. Sans mon fils aîné, qui connaissait un membre influent du Conseil, on m’aurait liquidé, moi aussi. Aujourd’hui, je m’occupe de l’acheminement des blessés. Voilà où j’en suis.
Nafa se taisait.
Il ne savait quoi dire.
Yahia se remit à jouer avec la balle :
– C’est drôle. C’est la première fois que je raconte ça à quelqu’un. Ici, une confidence, et c’est le couperet.
Nafa comprit que l’ancien chauffeur des Bensoltane se méfiait soudain de lui. Il lui tapa sur la cuisse :
– Tu n’as rien à craindre de moi.
– Excuse-moi…
– Tu n’as pas à t’excuser, non plus.
Yahia se détendit.
– C’est plus fort que moi. Il fallait que j’extériorise…
– Vas-y, mon vieux. Je suis un puits insondable.
Un oiseau bigarré atterrit devant eux, sautilla au milieu des herbes. Yahia l’observa pensivement. Incapable de se retenir, il libéra un soupir et dit :
– Une fois, dans un pré, Sid Ali le poète avait attrapé une mante religieuse. C’était par une belle journée de printemps. Il y avait des fleurs partout. Sid Ali m’a montré l’insecte et m’a demandé si j’étais au courant qu’à l’origine la mante était une feuille. J’ai dit que je l’ignorais. Alors Sid Ali m’a raconté l’histoire d’une feuille rebelle et arrogante qui digérait mal le fait de se faire larguer par sa branche simplement parce que l’automne arrivait. Elle s’estimait trop importante pour moisir parmi les feuilles mortes que le vent humiliait en les traînant dans la boue. Elle jeta sa gourme et se promit de ne compter que sur elle-même, comme une grande. Elle voulait survivre aux saisons. Et la nature, séduite par son zèle et sa combativité, la transforma en insecte rien que pour voir où elle voulait en venir. Ainsi naquit la mante religieuse, farouche et taciturne, plus ambitieuse que jamais. Le miracle lui monta à la tête. Elle se mit à narguer sa branche, à la fouler aux pieds. Elle devint cruelle, prédatrice et souveraine, et son impunité ne tarda pas à l’aveugler au point que, pour prouver on ne sait quoi, elle s’est mise à dévorer tout sur son passage, y compris ceux qui l’aiment.
L’oiseau s’envola.
– Belle fable, reconnut Nafa.
– Oui… Nous aurions dû écouter le poète.
– Hé, beau gosse, brailla Salah l’Indochine du haut d’un rocher. Viens, on s’en va.
Nafa enfila ses chaussures, déroula son pantalon et se leva.
– Il faut que je parte, Yahia. Content de t’avoir vu.
– À bientôt, l’acteur. Si tu repasses par là, demande après Issam Abou Chahid. C’est mon nom de guerre. Je suis dans Katiba El-Forkane. Je serais ravi de te revoir.
– Je ne peux pas te donner mes coordonnées. J’ignore où je vais.
– Ce n’est pas un problème. Je saurai.
Ils se serrèrent les mains en évitant de se regarder tant l’émotion était forte, puis ils s’enlacèrent en silence pendant une minute.
– Fais attention à toi, Nafa.
– Adieu.
Nafa enjamba un buisson et se hâta de rejoindre son groupe. En se retournant sur le rocher, il vit Yahia debout dans la clairière, la main oscillant à hauteur de l’épaule.
Ils ne devaient plus se revoir.
Yahia sera tué vers la fin de l’été. Agacé par ses tours de passe-passe, son émir le fera exécuter pour sorcellerie.